L’économie carbure à l’obsolescence. Il suffit de quelques années pour qu’un produit de consommation jugé novateur à sa sortie devienne périmé et soit relégué aux oubliettes. La photographie, tant analogique que numérique, n’échappe pas à cette réalité. L’élimination des objets reliés à la prise de vue m’attriste. Pour me consoler, je me suis mise à les accumuler. Mais leur présence envahissante devenant un boulet, je me suis résignée à m’en délester après les avoir photographiés.

La visée n’était toutefois pas de produire des images fidèles aux objets mais d’en révéler d’autres facettes en jouant avec la lumière. Des ombres se sont ainsi greffées aux objets, leur donnant une forme étrange par le jeu des superpositions. Ce n’est plus tel filtre, tel télémètre ou tel adaptateur qui constitue le sujet de ma photographie mais la relation entre l’objet et ses ombres portées. Imbriqués l’un dans l’autre, l’objet plein et l’espace en creux se soutiennent et se répondent pour devenir une nouvelle entité s’apparentant davantage au monde mystérieux des insectes.

Les spécimens sélectionnés sont les garants d’une collection qui pourrait être vaste et sans fin mais qui n’existe pas dans les faits. Contrairement au travail de l’entomologiste répertoriant différents types d’insectes, mon projet ne s’inscrit pas dans une volonté de constituer une véritable collection mais plutôt d’en rendre l’idée, chaque objet abandonné pouvant d’une manière ou d’une autre devenir un spécimen.

Les ombres de Socrate s’inscrit dans un questionnement sur nos perceptions. Entre ce que l’on voit et la réalité, il existe parfois un tel écart qu’il est difficile de discerner le vrai du faux. Les ombres portées des objets photographiés envahissent l’image et la contaminent. Dans l’allégorie de la caverne de Platon, Socrate considérait le monde sensible comme la prison de l’âme. L’amalgame du plein et du vide des photographies libère au contraire l’objet de sa matérialité pour le propulser avec ses ombres dans un ballet étrange et protéiforme. Papillon aux ailes déployées ? Pétales d’une fleur ? Voiles diaphanes d’un catamaran ? Qui sait ce qu’ils représentent au juste ? Socrate soutient que les hommes enchaînés dans les profondeurs de la terre n’attribueront de réalité qu’aux ombres des objets fabriqués. Appartenant à un passé plus ou moins récent, les objets et les documents que la logique capitaliste frappe d’obsolescence dans des délais toujours plus courts se réaniment aujourd’hui grâce aux ombres qui les entourent. Inscrits entre hier et aujourd’hui dans une double temporalité, ces objets subissent une métamorphose qui les sauvera peut-être de l’oubli auxquels ils sont voués. C’est du moins le pari que je fais.

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